Il paraît que j’ai la cognition fragile. C’est une première. J’ai eu la scarlatine, les oreillons, la coqueluche, l’appendicite, la grippe l’année dernière, mais j’avais jamais attrapé la cognition fragile.
Le médecin il m’a expliqué que la cognition c’est ce qui permet de connaître le monde. Un peu comme le journal télé. Et ben la cognition fragile, c’est quand la télé n'est pas bien réglée. On n'entend rien, ou bien ça zappe tout seul. Moralité, on a beau avoir regardé on n’est pas plus avancé. Enfin j’crois.
Chez moi ça fait que j’oublie des trucs. Ma fille elle m’enguirlande comme si je faisais exprès, mais c’est pas vrai. Alors je note. J’ai des post-its plein la maison, jusque dans mes poches. Et parfois j’en retrouve, comme hier. J’avais marqué « penser à... » et puis un gribouillis indéchiffrable. J’ai dû oublier. Y’en avait un autre : « jeudi matin » qu’il y avait marqué. J’étais bien avancé. C’est ça la cognition fragile.
Et puis je suis plus lent qu’avant. L’année dernière, je me risquais encore en voiture mais depuis que j’ai eu mon accrochage avec le fils du maire, tout le monde est au courant dans le patelin. Alors je peux plus prendre la voiture que la nuit, quand on me reconnaît pas. C’est pas l’idéal. C’est comme ça que j’ai foutu ma voiture dans le fossé, même que ça m’a couté bonbon chez l’autre escroc de garagiste. En voilà un qu’a pas la cognition fragile. Des lignes et des lignes de chiffres, j’peux vous dire qu’il a aucun mal à les mettre sur ses factures.
Mais c’est pas rigolo d’être plus lent et d’oublier. C’est vrai aussi que j’suis fatigué en ce moment, surtout depuis que Monique n’est plus là et que je suis tout seul. Je m’ennuie. Ma fille elle m’a amené des sudoku mais j’aime pas. Je vois pas à quoi ça sert. Le médecin il me dit que ça peut m’aider pour le quotidien, les souvenirs et tout ça, mais j’aime pas. J’arrive pas. Je préfère encore les mots croisés. Avant je regardais question pour un champion. J’étais fortiche d’ailleurs. Et puis Julien Lepers il est parti alors j’ai arrêté. Et puis j’y arrivais plus trop bien. Parfois je perds mes mots. Passer une heure à se dire qu’on a la réponse sur le bout de la langue, y’a plus marrant.
Ce que je comprends pas très bien c’est comment ça se fait que je me souvienne de trucs de quand j’étais petiot alors que j’oublie le moindre rendez-vous. Quand j’allais pêcher à la rivière avec mon grand-père. Les mouches qu’il faisait avec des plumes et du fil de fer. La fille du voisin, Valérie Menaux, qui avait des souliers brillants à la communion solennelle. Et les vacances à Etretat. Et maman qui tricote et qui sent la lavande. Tout ça.
La petite que j’ai vue à l’hôpital elle m’a dit que c’était normal. Elle m’a dit aussi qu’avec des exercices et des efforts on peut m’aider avec la cognition fragile. Et puis aussi qu’il fallait que j’arrête un peu avec mes post-its pour utiliser un truc plus efficace. Moi j’y crois pas trop. C’est l’âge, c’est comme ça que j’lui ai dit. Alors là elle m’a remonté les bretelles tout comme Monique l’aurait fait et ça m’a fait tout drôle, avec les yeux tout mouillés. J’ai pas osé lui dire mais j’ai bien vu qu’elle avait vu. Elle est gentille la petite. C’est pour ça que je vais y retourner. Pas que j’en aie très envie mais bon. Et puis il paraît qu’il y aura d’autres gens comme moi. Vous imaginez ? Toute une troupe de cognition fragile à remotiver, elle a intérêt à prendre son ovomaltine du matin la p’tite. Et puis comment qu’ils vont faire pour se souvenir du rendez-vous ? Vous y avez pensé, vous ? Heureusement, elle m’a donné un plan, un truc vachement bien foutu parce que la voiture, faut pas y compter. Et puis elle m’a dit que c’était juste après la visite de ma fille, à l’heure de motus.